Marilyn, Gustave et l’ange mélomane

18.l'ange mélomane

Marilyn et Gustave venaient de fêter leurs 30 ans de mariage et n’étaient plus guère à la fête. Rancœurs et rancunes avaient succédé aux roses rouges et aux rires en cascade. Si l’on n’y prend garde, l’ordinaire installe les rêves sur les étagères de l’oubli et des dépits. Au rancart, les promesses !  Les bouquets fanés envasent les désirs, les querelles d’abord épisodiques bardent les attentions d’agressivité et caramélisent jusqu’au brûlé les marques de tendresse des débuts torrides ! La carcasse de l’amour cisèle le couple, imbibant jour après jour leurs rapports des parfums de reproches et d’aigreur. Tout ça tourne lentement au vinaigre pour former cette quasi-macédoine d’indifférence à la très légère mais prégnante odeur de brûlé.

On a beau s’appeler Marilyn quand année après année, les capitons s’installent autour des hanches joliment pulpeuses qui deviennent outrageusement callipyges tandis que les seins  parfaitement sculptés trouvent le chemin de la gravitation. Ha, le Gustave les avait pétris, les façonnant au gré de leurs jeux pimentés. Mais que restait-il à présent des jours et des heures passés au tamis d’un quotidien ravageur ? Des grumeaux d’espérances, des perles oubliées sur un coin de table sale, et une ceinture de bière et de coca pas light autour de la taille jadis si svelte du beau Gustave.

– Mais dépêche-toi donc. On va encore et toujours être en retard et par ta faute. Ça fait 20 ans que ça dure. Attendre, attendre, t’attendre. Arriver après tout le monde, tu parles d’une habitude ! Tu n’es jamais prêt quand il faut. Ras-le-bol. Ça ne peut plus durer ! Je vais un jour m’en aller toute seule et te laisser sur le carreau. Tu n’auras qu’à te débrouiller en trottinette, à pied, à cheval ou en voiture.

Gustave accourt tout en fermant les boutons de sa chemise. Il rajuste sa cravate et s’assoit en soupirant sur le siège passager et

– Cesse donc de klaxonner comme une malade. Tu déranges tout le quartier.

– Ce n’est pas une raison pour me faire poireauter. C’est trop tard de vouloir tondre la pelouse cinq minutes avant de partir. J’ai regardé sur l’étagère du garage et dans la cuisine. Le câble de la tondeuse, ce n’est pas moi qui l’ai déplacé. Tu ne remets jamais rien en place.

– Mais je t’ai déjà fait remarquer 150 fois que si tu n’enlevais pas tout pour le mettre ailleurs, on retrouverait bien mieux tout ce qu’on perd. Et cesse d’accuser les autres ! Tu me fatigues ! C’est chaque fois pareil.

– Alors ça, c’est bien une réflexion d’hommes ! Ça ne m’étonne pas qu’il y ait autant de divorces.

– Cesse tes généralités ridicules. Tu m’énerves ! Une vraie de vraie emmerdeuse. Je me demande comment je peux encore te supporter.

Un ange passe. Par-dessus la voiture qui démarre enfin. Vous ne pouvez pas le voir, c’est un ange, mais si c’était le cas, vous le remarqueriez traînant au bout d’une longue ficelle les nuages gris et cotonneux des cieux d’orage. De voiture en voiture, il circule à l’écoute. Et ce ne sont certes pas les niaiseries humaines débitées à grande vitesse par tous ces mortels plus ou moins pressés qui l’intéressent,  pas plus d’ailleurs que le ronronnement des moteurs des diverses cylindrées. Non, lui, ce qui le branche et le fait planer, ce sont les chansons qui passent à la radio. Et celle-là le fait stopper net au-dessus de la Peugeot du couple, le cœur battant, moi j’essuie les verres au fond du café, J’ai bien trop à faire pour pouvoir rêver, Et dans ce décor banal à pleurer, C’est corps contre corps qu’on les a trouvés.

– C’est quand déjà cette soirée chez Jean-Marie ? demande Gustave qui vient d’attacher sa ceinture de sécurité.

– Aucune idée sans mon agenda sous la main ! Mais je suis sûre au moins d’une chose,  je n’ai plus rien à me mettre. Il faut que je me rachète quelques tenues de sortie. J’ai l’impression que ça fait 30 ans que les gens me voient dans le même pantalon avec mes vieilles chaussures, les seules que j’aie à talons.

– Ressors ta robe du Nouvel An, elle t’allait si bien. Tu ne l’as mise qu’une seule fois.

– Mais ce n’est pas du tout une robe de saison. Regarde Marie, elle est toujours chic ! J’adore la façon dont elle s’habille. Évidemment, elle est mince, elle, et tout lui va.

– Tu sais ce qu’il te reste à faire pour lui ressembler !

– Tu es sympa, toi. Pourquoi tu n’as pas épousé une maigre ?

L’ange s’assied sur le toit de la voiture et soupire. Enfin de la bonne musique, il adore Piaf. Il relâche la pression de sa main autour du halo noir qu’il traîne avec lui depuis des jours. Il soupire d’aise et siffle la fin de la chanson en attendant la prochaine avec une certaine impatience tout en maudissant la publicité qui interrompt les rythmes. Il va peut-être, si la musique est bonne, tenter d’attraper une petite éclaircie sympathique à portée de son long bras effilé. Chaque fois, ça ne rate pas, le vague souvenir d’une floche à attraper dans un lointain manège lui revient, arôme volatil d’une enfance heureuse qui appartenait à une autre vie. C’est comme ça que je t’aime. Comme un dieu qui se meurt, pour l’amour d’une reine, Un poignard dans le cœur

Marilyn cogne Gustave du coude, tu te souviens, toi, quand Mike Brant est mort ? J’avais 15 ans et j’étais dans la cour de récréation de l’école. Toutes les filles pleuraient en état de choc. Et jamais je n’aurais cru sangloter comme une midinette pour un chanteur ! Celles qui lisaient Salut les copains, je m’en moquais. Il y en avait qui affichaient des posters d’Hervé Villard dans leur chambre, non, mais tu te rends compte. Quelles conneries ! Et là d’un coup, je me mets à chialer avec les autres. On n’a même pas pu manger.

– Moi, je n’en ai aucun souvenir. Par contre, quand Claude François est mort, ça, je me le rappelle très bien et je n’ai jamais compris comment un type aussi intelligent avait pu changer une ampoule électrique en prenant son bain, mystère. Incroyable ! À moins qu’on ne l’ait assassiné. C’est possible, tu ne crois pas ?

– Mm… Comme quoi, tu peux être riche et con.

– Tu l’as dit. Voilà qui ne risque pas de nous arriver, d’abord on n’est pas riches, ensuite on n’est pas cons. Tu penses, avec mon installation électrique, j’ai tout sécurisé un maximum. Impossible de faire de telles bêtises.

– Ça, mon Gustave, on peut dire que t’es un sacré bricoleur, un peu lent certes, mais tu m’épates encore pour le coup.

L’ange sourit, il approuve. Pas le bricolage bien sûr, mais la programmation musicale. Voilà qu’il saisit au vol cette éclaircie qui passe. Ainsi, s’enroule autour de son corps neigeux, un rayon de lumière savoureux, léger comme de la crème fouettée qui chatouille les aisselles. Un ange a des aisselles, croyez-le, mais il n’y a là-haut aucun problème d’esthétique, de poils ou d’odeurs. L’épilation n’a pas cours dans les cieux sans rasoir ou cire chaude. De son passé, il ne lui reste que son indécrottable cœur de beurre et le sentiment d’avoir été l’incurable romantique d’un temps révolu dont il a quasi tout oublié à part la musique qui résonne  encore en lui, l’entiché des flonflons, de la valse musette et de l’accordéon. Debout sur le toit de cette voiture, il se met à danser, En v’là du slow en vlà, ça commence toujours comme ça. On s’tient à deux tellement serrés, qu’on pourrait pas s’arrêter là. Alors, ça continue des fois, hurle Marilyn en fermant les yeux les mains agrippées au volant, les yeux clos.

– Tu as vraiment une sacrée mémoire, murmure Gustave impressionné. Bizarre comme tu retiens si facilement toutes ces bêtises.

– C’est bien vrai, ça. Je pourrais te chanter par cœur tout Marie Laforêt, Françoise Hardy et bien évidement tu le sais, mes préférés Maxime et JJG. Mais alors, pour les chiffres, la géo ou l’histoire, c’est une catastrophe.

Le soleil joue à présent autour de la voiture qui file à pleine vitesse sur l’autoroute. La prochaine chanson est l’une de ses préférées. Dalida, c’est son idole. Il n’a jamais retrouvé Dalida dans l’au-delà et ce n’est pas faute d’avoir bien cherché. Quand on passe de l’autre côté, on perd son nom, son sexe, ses signes distinctifs, ses poils et tous les repères avec son passé terrestre hormis peut-être de vagues réminiscences. L’enquête serrée qu’il a menée n’a rien donné, pas plus de Dalida que de crêpes Suzette au Paradis. Si ça tombe, c’est peut-être même lui, Dalida, allez savoir. Alors il se met à hurler sans bruit, la larme à l’œil, Il venait d’avoir 18 ans, il était beau comme un enfant, fort comme un homme.

– Dis Marilyn, c’est quel numéro déjà la maison des Deveux ? Tu t’en souviens ?

– Je n’en sais plus rien. Zut, j’ai oublié l’adresse à la maison.

– Attends voir, je crois que c’est là, si j’ai bon souvenir. Arrête-toi. Je vais voir sur la sonnette… Oui, c’est bien là. Une chance que mon sens de l’orientation ne me trompe jamais.

– Oui, Gustave, si je ne t’avais pas, je me serais perdue depuis longtemps. Mais moi, j’ai pensé au cadeau. Qu’est-ce que tu ferais donc sans moi ?

L’ange déploie sa cape de percaline moirée et son gigantesque bras entraine un soleil à présent généreux comme un beignet dans un ciel désormais sans nuages. Les anges n’ont pas du tout les ailes encombrantes et ridicules dont on les affuble sur les illustrations des livres et des tableaux anciens. En tout cas, l’éclaircie n’est pas seulement dans le ciel. Elle a réconcilié ces deux tourtereaux perdus pour un temps. A quoi tient donc une recette pareille ? Aux ingrédients de qualité sans nul doute, à des condiments bien employés, aux aromates qui changent l’équilibre, à l’assaisonnement en cours de cuisson, certainement pas quand tout est fini, et sans doute, à la magie d’un ange séduit par la musique d’un couple qui se permet de parfaire la compotée sans aller jusqu’à la brûler. Leur monde vient à présent d’en trouver un autre, celui de l’accalmie et du pardon.

L’ange s’envole alors à la recherche d’un autre programme radio émoustillant. Avec beaucoup de malchance, il devra encore se farcir des symphonies de Dvorak ou pire de l’opéra et des ténors à gros poumons. Plaignez ceux qui en feront les frais car l’opéra lui hérisse la peau de ses bras sans poils et une mauvaise programmation le met de méchante humeur. S’il doit traîner sa hargne, il collectionne les turbulences, les cumulo-nimbus et les stratus et gare aux conséquences. S’il ne se rappelle pas quel sexe il avait sur la terre, quel métier il exerçait, s’il était marié ou non, s’il avait des enfants ou s’il s’appelait Dalida, il lui reste l’absolue certitude qu’il aime la variété. Mais comme il n’y pas le son là-haut, il est obligé de chanter en silence. Ce n’est pas grave car il se souvient tout à coup qu’il chantait faux. Alors non, certainement, et ça le frappe, là, tout net comme une évidence, impossible qu’il ait été Dalida !

A propos Anne de Louvain-la-Neuve

Anne d'un nulle part, ailleurs ici ou là, entre réel et imaginaire.
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11 commentaires pour Marilyn, Gustave et l’ange mélomane

  1. jobougon dit :

    Au cas où tu croises l’ange un de ces quatre, je veux bien qu’il passe un peu par chez moi. Merci d’avance de faire lui passer le message. Bisessss
    😉

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  2. Ping : Comment ne penser à rien ? | Anne de Louvain-la-Neuve

  3. Pascal dit :

    « si tu n’enlevais pas tout pour le mettre ailleurs, on retrouverait bien mieux tout ce qu’on perd » … Quelle vérité transcendantale!!! J’en suis tout retourné. Alleluiah!

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  4. Judith kessener dit :

    Et oui, rien à ajouter, j’ai adoré moi aussi!

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  5. Angélique…
    Jean-Paul

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  6. Blanche Crispiels dit :

    Tu me sembles en super forme depuis quelques temps .
    Et particulièrement aujourd’hui !
    J’aime beaucoup.

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  7. Marie-Charlotte Decleve dit :

    Chère Anne, Encore un bon petit moment de lecture passé en ta compagnie ! Bisou, bisou, Marie-Charlotte 

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  8. Denis Danielle dit :

    Très beau….

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  9. Pierre Nguyen dit :

    J’adore comme toujours ta prose poétique déjantée et tes jeux de mots inconscients ou voulus! Avec ce dernier essai, on est aux anges, avec ou sans sexe.

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  10. Lolo dit :

    Waaa, une très chouette idée et un premier paragraphe magnifiquement percutant. Superbe !

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