Une maison couleur de temps

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Très chère Françoise,

Comme il est étrange que nous nous soyons retrouvées après trente ans de séparation, sans douleur ni manque, à chanter ensemble dans ce chœur, ni près de chez moi, ni près de chez toi.  Et que tu m’aies reconnue à la voix justement, le seul organe qui n’ait pas changé après tout ce temps.

Je voulais te décrire le choc de la rencontre avec ton lieu d’habitation : tu l’as bien remarqué que je versais une larme pas si discrète que ça !   J’ai été habitée par ce bouleversement tout l’après-midi pendant que nous marchions dans les bois de Mormont avec les copines :  il est des rencontres avec des architectures, des paysages, des sites, aussi importantes que celles avec des hommes : sans mot dire, une communication se crée. Puisque ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, les mots pour le dire devraient arriver aisément, devraient.  Attendez-vous à une surprise, nous avait prévenus Marie-Pascale.

Quand nous sommes arrivés, juste après le petit chemin, à droite, quasi derrière la masure en ruine du voisin, dans ce joli village si typiquement traditionnel de nos Ardennes, se retrouver nez à nez avec une soucoupe volante en pierres et en bois  posée sur un pré ne ressort pas d’une banalité foudroyante mais du foudroiement d’une réalité. Je me suis arrêtée, j’ai regardé et c’est à peine si j’ai osé pénétrer dans la nef au cœur de l’engin non identifié.

Voilà, j’y suis, transportée dans l’ailleurs, un lieu synthèse, un endroit symbiose, une sorte de grotte façon Sagrada Familia où l’épicentre est le foyer, une large cuisinière qui accueillerait notre troupe épuisée et transpirante de l’effort des dix-sept kilomètres à parcourir à pied sous le soleil éclatant des feux de la St Jean. C’est ici, le centre du bâtiment,  le point névralgique de la circulation dans ce vaisseau d’un autre temps, sans murs, sans quasi de cloisons. Car s’épanouit au-dessus de ma tête éberluée la charpente en bois d’une structure constituée de si fines nervures, de si souples artères, de si étroites et aériennes suspensions qu’on en reste suspendu. Les couloirs de circulation vers les étages sont des toiles d’araignée parfaitement structurées et si légères qu’on douterait de leur efficacité. Souplesse de mouvement et parfaite adéquation avec le but ultime, ceci est le rêve encore inachevé, le sera-t-il jamais, d’un architecte dingo et d’une artiste fêlée.

Voici la poupe, grottes sacrées, feu ouvert à même le sol, lampes sculptées, reflets sauvages et attentifs : derrière les milles détours de ces voutes en berceau guette la sérénité de l’intime, celle de cette baignoire imaginaire aux céramiques florales qu’il faut mériter, cachée dans le cœur de la pierre.

On arrive à la proue, entièrement vitrée de bas en haut sur une campagne vallonnée et des paysages sereins. Le ciel à nouveau ! Même les pampilles fixées par-dessus la cuisinière aux poutres de soutien reflètent l’indescriptible, le temps qu’il fait dehors comme les robes de peau d’Âne. Imaginez, vous autres, une maison couleur de temps. Il fallait oser, ils l’ont inventée.

Baissez la tête à présent. Voici la sensualité de la matière, celle de la céramique que Françoise, mon amie, tu façonnes de tes mains, pièce après pièce. C’est la construction d’un univers qui rejoint la complexité de la nature dans une grande fluidité comme un prélude de Bach, une douceur et la somptuosité finale comme celles d’un tissu précieux et rare de soie ou de damas. C’est le travail de l’artisane à travers les étapes successives et précises d’un cheminement parfois galérien.

Car longue est la route pour arriver à ce résultat. Il y a d’abord les esquisses avec le travail du dessin sur la feuille fine. Ensuite, il faut découper la terre pour en créer le motif. Six tonnes de terre ! Le vocabulaire est précis comme en couture, une progression en gestes lents, codifiés, ancestraux, porteurs de tradition et de modernité. La terre est aplatie puis peinte, chaque élément l’un après l’autre, et cuite, poncée, pour atteindre à l’ultime destination. Et comme la robe de mariée clôt le défilé de haute couture, l’assemblage enfin des multiples fragments engendrés de la précision de ces gestes crée le bouquet final, l’explosion de lumières, le feu d’artifice, un sol à nul autre pareil, des oiseaux en plein vol. Un instant prisonniers du charme, nous levons les yeux.  Les capitaines d’équipage durent bien malgré eux fermer le vaisseau et bâtir enfin le toit par-dessus sous peine de geler définitivement.

Aujourd’hui, je ne sais plus marcher d’avoir trop marché, le choc s’est matérialisé en allergie. J’ai un œil fermé sur Louvain-la-Neuve, bien misérable avec la pluie du jour et son architecture citadine du vite fait, bien fait. Je m’ennuie déjà. L’autre œil est ouvert. Sur la lumière qui nous passionna hier et nous emmitoufla toute la journée. Il faudrait s’entrainer davantage, me dis-je, à l’exercice physique certes, mais aussi à la fréquentation du beau, du fou, de l’inouï, du rêve, du non-conformisme,  et forcément du magique, forcément du féerique. Et ce n’est pas nécessairement le confortable d’un pratique fabriqué en série ou du rassurant conventionnel. Mais il m’a rendu l’humain plus supportable.

À bientôt, chère Françoise et remets un tout gros baiser à Henri. Anne.


Ce texte a été envoyé aux Impromptus littéraires (ici) dont le thème de la semaine était d’écrire d’après une photo. J’ai réellement envoyé ce texte à mon amie après la visite de sa maison il y a quelques années. Elle se reconnaitra donc immédiatement. La maison de Françoise Lesage, céramiste, et d’Henri Chaumont, architecte, se trouve à Mormont et vous pouvez la visiter sur ce site.

 

A propos Anne de Louvain-la-Neuve

Anne d'un nulle part, ailleurs ici ou là, entre réel et imaginaire.
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17 commentaires pour Une maison couleur de temps

  1. Valentyne dit :

    Une maison de conte de fée … Couleur de temps … Magique …

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  2. Mireille dit :

    Ah, c’est chouette ! garde ton amie bien cachée€. On en voudrait tous !

    Mimi

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  3. Leodamgan dit :

    Je suis fascinée. Jamais je ne saurais écrire comme toi.
    Quand tu parles de « la fréquentation du beau, du fou, de l’inouï, du rêve, du non-conformisme, et forcément du magique, forcément du féerique. », en fait, c’est un peu toi.
    Bonne soirée,
    Mo

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  4. Ces pampilles gustatives m’ont donné soif de te relire …

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  5. Moonath dit :

    merci Anne pour ce puissant vibrato… vos mots sont comme les ondes d’un arc-en-ciel rayonnant au coeur des battements de l’automne…

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  6. jobougon dit :

    La maison est d’une beauté extraordinaire. La visiter à travers ton regard est une aventure, que dis-je, un rêve. La baignoire imaginaire me laisse un peu flottante, j’aurais tant aimé la toucher du regard. Et puis j’ai dégusté sans modération ta formulation sublime du mariage improbable de ces deux créateurs, « l’architecte dingo et l’artiste fêlée ». Cet engin comme tu dis est un peu comparable à une lampe d’Aladin, et tes mots nous ont servi de tapis volant. Et puis et puis, tout ce que tu laisses passer sur la qualité d’une relation, la merveille impromptue de la rencontre humaine… Ah, je ne tarirais pas d’éloge… Merveilleux texte, plein de vibrations chaleureuses, oui, comme dit Hervé, ça touche.

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    • Merci Jo, comme toujours tes commentaires me vont droit directo en plein plexus solaire ! Comme il est agréable de tisser de telles relations. Quel plaisir de pouvoir ainsi recevoir des compliments aussi gentils et pleins de bienveillance. Belle journée à toi et à bientôt à te lire avec délices, amours et orgues.

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  7. Vos mots sont à la hauteur de l’émerveillement que procure la vue de cette maison. Vraiment un très beau texte, prenant, touchant, profond, étincelant. Et je n’exagère pas.

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  8. manh14 dit :

    Un texte magnifique d’où s’élève le chant de l’amitié et l’amour de ce qui est touché par la grâce de la beauté. Bravo !

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