Rossignol, quand ton chant s’élèvera
Ceci est ma mémoire vive et la vôtre à présent. À vous, mes deux fils et ma chère fille, à mes petits-enfants, je lègue ce passé inscrit dans nos gènes. Notre ADN en porte les cicatrices et ses sillons atténués mais présents à jamais. Il est temps de vous confier les souvenirs de ce qui fut et de ce qui nous constitue.
Mon grand-père Louis était menuisier, on s’en souvient si peu. Il habitait déjà ce quartier du 9e arrondissement avec ses parents dont il occupera la maison et que vous connaissez pour y avoir grandi vous aussi. Le Rhône passe et rythme les humeurs de chacun. Le pont du général Kœnig n’existe pas encore ni sous ce nom ni sous cette forme. À l’époque, c’est le pont Serin, son point de passage pour entrer en ville, travailler, et y rencontrer l’élue de son cœur. Sont échangés par-dessus les eaux tourbillonnantes les serments d’amour entre Louis, vieux garçon de 26 ans, et Huguette, brodeuse et blonde de rêve aux yeux de chat, et ses 20 ans éblouissants.
Mon père Jean, puis ma tante Louise naissent peu après leur mariage et quand la guerre de 14 éclate, ma grand-mère ne fait ni une, ni deux : elle conseille à son homme de se cacher, et vite ! Je t’interdis d’aller te faire tuer que ce soit au champ d’honneur ou de pâquerettes, mourir oui, mais de mort lente comme dirait Brassens des années plus tard. Nos enfants sont bien trop jeunes pour perdre leur papa. Tu pars et loin d’ici. Mais mon grand-père est un patriote convaincu et faire faux bond à la conscription, il n’y pense même pas ! Il est donc incorporé à la 3e division d’infanterie coloniale, qui n’en porte que le nom, sous les ordres d’un va-t’en guerre, le général Raffenel.
Quand les Allemands envahissent la Belgique, Louis atteint l’Ardenne avec d’autres troupes et, son barda sur le dos, le voilà à proximité de Rossignol, un petit village oiseau, rossignol de mes amours, dès que minuit sonnera, mon chagrin s’envolera. Lorsqu’elle entend la voix de Louis Mariano, ma grand-mère lance des assiettes sur le poste de radio et se retire pour pleurer.
Car, en ce 22 août 1914, un brouillard à couper au couteau enserre l’entité et les bois alentour. Les Allemands, deux fois plus nombreux et mieux préparés qu’eux, referment alors leur tenaille de mort sans échappatoire. Louis se sent pris au piège comme un lapin. Peut-être n’aura-t-il même pas la sensation des balles qui le traversent de part en part, lui, et tous ses camarades de combat, quel que soit son grade, simple troufion ou gradé. Une fois la curée terminée, les habitants sont contraints d’enterrer les corps, puis fusillés. Un massacre civil et militaire, des milliers de morts.
Veuve à 28 ans avec deux petits en bas âge — Jean a 7 ans et Louise cinq — ma grand-mère s’engage alors comme femme d’ouvrage là où elle peut, continuant à broder ses points de chagrin le soir, après avoir mis les enfants au lit. C’est autour de cette absence-là que nous avons grandi.
Jean est un jeune homme triste et devient un papa éteint, muet, qui n’évoque guère le passé, pas plus que sa mère, ni sa sœur. Une seule fois, il me parlera de ce voyage, en famille. Il leur faudra la journée, trois changements de trains et un trajet en bus pour atteindre Rossignol, une expédition marquée du sceau d’un temps de fin du monde, une pluie continue, perçante, glaciale comme la tristesse qui s’est emparée pour toujours de leur cœur pour faire écho à leurs larmes. Au pied du petit monument aux morts, cette pierre blanche tachée du sang de son mari, Huguette dépose un simple bouquet de marguerites. Elle serre le pendentif que Louis lui a offert avant de partir et son cri résonne, emporté par le vent, Et pourtant, je t’avais prévenu !
Le mélancolique Jean imprimera les contours du malheur sur toute sa descendance. Cela ne vous paraitra guère étrange si j’ai créé mon théâtre de Guignol. J’étais destiné aux marionnettes, un univers parallèle au monde des vivants, moi qui ne suis qu’un clown invisible qui n’en arbore ni le nez rouge ni la bouche peinte en sourire. Je me cache derrière des personnages que j’anime, je fais rire et je donne des coups de bâtons à la vie en souvenir de ces êtres broyés par l’histoire et saccagés par la guerre.
La bataille des frontières qui fit plus de morts que la bataille de la Marne est relatée sur plusieurs sites Internet dont je joins les liens ci-dessous. Quant à Rossignol qui vit disparaitre des milliers de jeunes Français et quasi tous ses habitants, les commémorations en font rarement mention.
http://1914-18.be/2010/03/22/rossignol-cimetiere-du-plateau/
La photo qui sert d’illustration est renseignée sur ce site et est prise à Rossignol par l’auteur de l’article : http://www.sambre-marne-yser.be/article=7.php3?id_article=22
Ce texte a été créé pour la consigne de cette semaine des Impromptus littéraires. Il fallait y inclure les 8 éléments suivants :
Semaine du 2 novembre au 8 novembre 2015 – Les huit éléments
Des personnages : un grand-père et un enfant
Une profession : clown
Une période : 1914
Des lieux : le département du Rhône
Un bâtiment : un pont
Un objet : un pendentif
Un animal : un lapin
Une phrase : « et pourtant, je t’avais prévenu(e)« .
Très beau texte qui serre le cœur. Il ne faut pas oublier tout ça, non. C’était il y a un siècle et depuis force est de voir que l’homme n’a rien appris des leçons de l’histoire,
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Grand merci Nico. Rien de rien, nous n’apprenons rien.
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Belle page, émouvante, pour dire toute l’horreur de la « Grande Guerre »; et évoquer ce massacre du 22 août 1914. Merci.
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Merci Jacou.
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Un texte magnifique, qui nous rappelle que c’est arrivé… même si on a trop tendance à l’oublier.
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Un exercice de style parfois utile, donc. Merci Pidipiwo.
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Je pensais aussi ce récit sorti d’une mémoire réelle. Bel exercice, sensible.
Ca me renvoie aussi à ceci : https://www.youtube.com/watch?v=D5Fp5QUgbzw ; de toute beauté dans sa légèreté sensible, un peu comme ton texte !
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Merci l’Ornitho. Fini la période vampire et le bras bionique ?
Ca y est, j’ai écouté cette chanson de Maxime Leforestier, un de mes chanteurs préférés, qui aura formé ma mémoire et mon amour des mots et des sons. Je ne la connaissais pas du tout, fort belle et émouvante.
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Toujours les vampires et autres créatures, pour 3 jours, dont 2 nocturnes. On s’accroche 🙂
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Très émouvant. Même si ce n’est pas une histoire de famille, ça aurait pu l’être, et c’est sans doute proche de ce que d’autres ont vécu.
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Sans aucun doute : ma grand-mère me racontait des choses terribles sur l’autre guerre. Cela nous aura été épargné. Merci Fjva.
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Parce que ce n’était pas un souvenir de famille réel?
J’ai eu la gorge serrée en lisant ce texte…
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Tout est inventé pour la consigne de la semaine mais malheureusement, je suis bien certaine que certains ont dû vivre la même tragédie, hélas. Merci Mo pour ton appréciation.
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Pas un seul instant je n’ai cru que ce texte magnifique était un exercice litteraire. C’est vous rendre hommage que de le préciser. Mais cela aurait pu arriver et je suis sûr que cela est arrivé. Honneur à ces hommes, soldats inconnus d’une grande boucherie qu’ils n’avaient pas voulu.
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Merci Hervé. Ca me va droit au cœur. Et bien sûr, quelque chose de semblable a pu advenir. Ce fut un massacre, Rossignol, et le général mentionné a vraiment existé, tout comme sa brigade, et il fut fou assez pour entrainer avec lui tous ceux sous ses ordres. Lamentable et toujours renouvelable, hélas.
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Il semble que nous confluions et dans le Doubs, on s’abstient. Après tout, je ne suis plus à un neu-Rhône près. Mais, c’est probablement sur le pont Koenig que se sont rencontrés Saône et Charden, non ?
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Voilà Lolo qui s’envole de fumette et à vapeur, voyez-vous ça ! I like, comme on dit en langage jeune.
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