De cet auteur, le premier livre m’a séduit d’emblée. Le Soleil des Scorta raconte une histoire de terre et de famille sous le soleil brulant de l’Italie du Sud. La mort du roi Tsongor est le deuxième livre que j’ai découvert et une histoire d’amour, de guerre et de mort totalement tragique. Laurent Gaudé n’est pas un gros rigolo : il faut le savoir.
Dominent dans ses romans et particulièrement dans Pour seul cortège une écriture d’une efficacité minimaliste et impitoyable. C’est du condensé. Tout y est dit en peu de mots. Les phrases courtes s’articulent efficacement. Les dialogues font corps avec le texte pour plus de densité. Et les morts parlent autant que les vivants, de cœur étroitement enlacés les uns aux autres.
Alors évidemment, Pour seul cortège, c’est du théâtre, une tragédie grecque pur jus dans le style sinon dans la forme.
Laissons-nous donc aller à une analyse un peu scolaire… rébarbative, tant pis. Retour en arrière, clap, rhéto à l’Inda, Arlon, 1977. Professeur : le père Serge. Aïe, redoutable ! Je me lance.
Sur scène, un nombre limité d’acteurs, Alexandre et Dryptéis, qui portent la pièce, deux héros non mythologiques, mais humains, englués dans leurs problèmes, le désir de gloire et de conquêtes à tout prix pour l’un, la sauvegarde d’un fils pour l’autre et à tout prix aussi !
Les acteurs sont toujours joués par des hommes dans le théâtre grec et limités à un, puis à deux et à maximum trois personnages. Alexandre est le rôle-titre, le protagoniste qui domine la pièce, celui par qui tout arrive et tout finit.
Dryptéis, la femme, est le personnage secondaire, le « deutéragoniste ». Elle devient protagoniste après la mort d’Alexandre et endosse le rôle-titre, celui d’un homme, car elle prend son destin à bras le corps en endossant le costume de celui qui part au combat, non les armes à la main, mais seule, quasi nue avec ses larmes et sa seule voix de pleureuse, seule face à son destin. Comme dans Invictus de W. E. Henley, le préféré de Nelson Mandela : « I am the master of my fate: I am the captain of my soul”.
Le chœur de cette tragédie, ce sont tous les autres, ceux qui sont placés en contrebas dans « l’orchestra » circulaire, les soldats qui ont accompagné Alexandre dans ses conquêtes et tous ses proches qui bientôt se disputeront la succession. C’est aussi la sœur et la grand-mère de Dryptéis. Ce chœur va concourir à l’action et joue aussi le rôle d’acteur : il y a l’assassinat de la sœur, le détournement du cercueil d’Alexandre jusqu’à l’accomplissement final.
« La reconnaissance et la péripétie » sont les ressorts de la tragédie grecque, dixit Aristote, propres tous deux à « soutenir l’art de présenter des situations pathétiques ». Il faudra bien que Dryptéis reconnaisse qu’elle ne peut échapper à son destin de reine et de fille de roi vaincu : elle devra donc se séparer de son enfant pour la survie même de son fils liée à jamais à son vainqueur et maitre. Elle ne peut échapper à cela : même la mort devra attendre l’accomplissement de cette mission. Elle doit faire disparaitre le cadavre d’Alexandre, elle doit elle-même ensuite disparaitre du monde des vivants tout en restant vivante pour demeurer le témoin muet du mouvement et de la folie des hommes, c’est là son rôle et pas un autre car ce n’est pas une mère ordinaire qui peut vivre une vie ordinaire. Nul ne peut échapper pas à son destin.
Là, j’attends la cote du Père Serge.