Le Chant pour celui qui désire vivre, Jorn Riel

Il en est des livres comme du reste, des films, des fêtes, des repas. Ils dépendent des circonstances de vie au moment de leur découverte, de l’âge aussi, des occupations de l’esprit et finalement oui, ils sont contextuels. Les livres, c’est comme les huîtres : trois scénarios sont possibles.

  1. Vous n’aimez pas les huîtres et ne les aimerez jamais. Rien que le goût de l’iode vous soulève le cœur. La nature même de l’animal, sa texture et sa couleur vous indisposent. Bref, des huîtres, jamais !
  2. Vous les aimez mais vous les dégustez en très mauvaise compagnie avec des gens barbants, snobs et imbuvables. Retentez le coup dans un autre contexte et ça passera tout seul.
  3. Vous osez une première expérience huîtrière mais, manque de chance, vous dégobillez tripes et boyaux. Je vous fiche mon billet que c’est terminé : vous n’en mangerez plus jamais.

Quand La vita è bella de Roberto Benigni est sorti en salle, je lisais Si j’étais un homme de Primo Levi. Il m’a paru tellement inconcevable de rire, de sourire, dans un tel contexte que je n’ai finalement jamais vu ce film que tous me recommandent pourtant chaudement. Après Primo Levi, je n’ai d’ailleurs plus abordé ni film ni livre à propos de la Shoah. Cette petite introduction pour souligner que ce livre de Jorn Riel m’est sans aucun doute tombé dessus au bon moment.

Trois tomes composent cette somme glaciale ou glaciaire où tout se passe au Groenland à trois époques de son histoire.

La première période, il y a mille ans, narre les aventures de Heq, petit-fils d’un autre Heq, grand chasseur et shaman. Accrochez-vous : les termes inuits parsèment tout l’ouvrage (avec un glossaire à la fin) mais ce n’est finalement pas nécessaire d’interrompre sa lecture à tout bout de champ pour être sûre d’avoir bien compris leur signification. Le contexte en dit suffisamment. Cependant, les prénoms sont eux-aussi assez compliqués à nos yeux comme nos oreilles indo-européennes.

C’est une vie sans concession que celle des peuplades primitives dans des conditions climatiques extrêmement dures. Le froid et le peu de nourriture condamnent les hommes à chasser sans merci mais aussi à combattre plus fort, plus dangereux qu’eux, pour manger, pour les femmes ou pour les maigres possessions. Dans cette vie qui ne fait place qu’à la survie par la chasse et le sexe se développent des ethnies aux coutumes ancrées dans la tradition orale des tabous et des transmissions : celles des techniques de chasse, des histoires de famille, des façons de vivre et de mourir aussi, celles d’une spiritualité qui donne couleurs, formes et forces à ce récit.

Cinq cents ans plus tard, nous retrouvons les Inuits et le descendant de Heq, Arluk qui entreprend un long périple afin d’accomplir sa destinée : faire le tour du Groenland. Les habitudes ont évolué : si les tensions se sont apaisées entre certaines tribus, les hommes sont restés les mêmes avec leurs envies de pouvoir, leur cruauté, leur violence, contrebalancés par la force tranquille et la douceur des femmes. Ce ne sont plus les Indiens qui posent problème comme dans le premier tome mais les descendants des Vikings. Demeurent moins les luttes sanglantes que celles que ce climat engendre pour la survie et qui condamne l’homme plus sûrement que tout à la moindre faute d’inattention ou de préparation.

Conter des histoires le soir à la lueur du feu est le seul moment de paix qui rassemble la tribu et contribue à son unité depuis les premiers âges jusqu’à notre époque. Ici, nous découvrons dans le troisième et dernier tome de la saga, la vie de Soré la conteuse qui part sur les traces de son passé dans un Groenland devenu propriété danoise. Les Inuits, comme les Indiens, sont forcés d’intégrer de nouvelles lois, d’adopter d’autres coutumes que les leurs sous peine de disparaître. Pourtant, ils tiennent bon, ces Inuits, par leur incroyable pouvoir d’adaptation et la persistance de leur mémoire générationnelle. Une fresque historique grandiose ! C’est prenant comme un thriller, c’est émouvant comme une belle histoire de famille, c’est dur et violent comme le sont les hommes et ce climat. À lire au chaud bien calé dans un lit molletonné.

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