Jadis au lieu du foutoir que voici, c’était le bonheur et tout ce qui s’ensuit. Chez nous autres, comme on dit dans les Ardennes, un petit village joliment endormi dans un confort douillet et sans histoires s’appelle félicité. Siégeait sur ces lieux un prince charmant très propre sur lui et totalement charmant. Tellement qu’il avait réussi à rendre ce charme héréditaire et contagieux. Prenons un bête exemple : ses sept enfants l’étaient, charmants comme lui. Les alentours de notre hameau aussi, les bosquets, le terrain de football, les maisons aux balcons fleuris, les routes astiquées, tout était very charming comme les Midsomer de l’inspecteur Barnaby. Ainsi, nous nous étions taillé une existence à son image car il avait dessiné la sienne, petite dentelle sans prétention et pas de Bruges pour un sou. Quel magnifique tableau formions-nous !
Le Prince était notre bourgmestre, un petit père du peuple qui l’aimait et votait pour lui année après année, car il était beau, aimable et bon, attentif, patient, gentil, j’en passe et des meilleurs. Nous étions suspendus à ses lèvres souriantes, épiant ses moindres gestes si graciles et élégants, suivant du regard ses pas légers et distingués. C’est à peine si les fleurs osaient faner pour ne pas déplaire à cet homme et pouvoir lui offrir en toutes saisons le décor auquel il avait droit à juste titre. Même la chorale du village chantait juste, ce qui est loin d’être le cas chez la plupart des voisins du nôtre. Par égard pour lui, les chiens n’aboyaient jamais et les chats pissaient parfumé sur les haies et les dahlias. Chaque année, nous recevions dans notre boite aux lettres une carte de vœux glacée de la famille au grand complet qui posait pour la traditionnelle photo du Nouvel An à l’image de la Sainte Famille de Raphaël, mains dans les mains, avec la maman assise au centre, figure tutélaire d’une quasi-perfection extraterrestre et lui, debout derrière en costume croisé, les sept enfants répartis autour d’eux par ordre de grandeur.
On ne pouvait pas s’attendre à ce que ça dure tout de même, c’était trop beau. Personne n’ignore qu’après le calme peut survenir la tempête et que l’ombre tapie, jalousement noire et sinistre, qu’on trouve dans tous les films dignes de ce nom, grandit en ricanant guettant le moment pour frapper et menacer en ses fondements le gentil équilibre neuneu dont nous étions les naïfs récipiendaires. Comme dans la bible, c’est d’Ève que vint la menace, une fille pourtant bien innocente et sans pomme. Et pourquoi cette fille-là et pas une autre, me direz-vous ? Demandez à l’ombre, je n’en ai aucune idée. Reprenons. Elle, elle n’était pas au courant qu’elle était le bras armé de l’ombre dans l’ombre. Elle avait une vie tout ce qu’il y a de banal et paisible entre mari aimant et enfants bien élevés, cours et jardins, stages de musique pour tous et ménage pour elle, bien tenu, mais, vous en souvient-il ? dans la pub quand Georges is inside, ça crée du remous dans la bassecour.
Le sillon parfaitement maitrisé du quotidien prit la tangente. Cela se manifesta d’abord par un cœur à-coup sans conséquence lors du marché du mardi où le bourgmestre rencontre ses élus entre le légumier bio et le poissonnier flamand qui vient d’Ostende. Leurs regards s’étaient pour la centième fois croisés, mais c’était la cent et unième et une tête s’était détournée une fraction de seconde de trop, un sourire s’était fait plus appuyé que ce que l’ordinaire prévoit. Les passants, eux, n’avaient rien remarqué : les choux frisés étaient en réclame et le poissonnier croulait sous les commandes des maatjes de saison.
Ensuite, elle y songe d’abord sans y penser entre deux mannes de linge à repasser. Il s’envole hors les murs de son bureau acajou où les piles de papier appellent son auguste signature et restent en suspens. Elle peine à trouver un sommeil d’habitude si juste et bon. Il la cherche inconsciemment du regard sur les trottoirs. En bref, leur univers structuré, solide et bâti pour durer s’étiole, se fracture, se fragmente et c’est comme si une éponge sèche effaçait en crissant le théorème du prof de math sur le tableau noir en y laissant des gribouillis, brouillard et nuages pour le cours suivant. Elle sait qu’elle est envoutée, ne peut ni ne veut plus lutter, à quoi bon, c’est trop dur ! Et l’ombre ricane : elle a gagné. Sa proie a perdu ses repères dans cette maison qu’elle a fait bâtir et dont elle touche à présent en titubant les murs comme une aveugle aux côtés de ce mari qu’elle a épousé pour le meilleur et qui devient le pire, avec ses enfants décalés du premier au second plan comme au théâtre de marionnettes, et ses amis qu’elle oublie. Et lui, l’homme du peuple, l’arbitre des désespoirs et des envies met sa passion en pâture au tout-venant, car en un coup de maitresse, l’ombre a piqué !
Le citoyen modèle et exemplaire dépose sa couronne de chef aux pieds de la belle et redevient l’adolescent tremblant qu’il n’a jamais cessé d’être, désiré et recherché juste pour son sexe d’homme, vous voyez ce que je veux dire. Il renait, redevient de chair et de sang, de peau et d’élans. Il veut à nouveau être touché pour pouvoir toucher et ça, il ne s’y attendait plus, ne l’espérait plus, trop longtemps exilé dans sa tour d’ivoire de parfait perdu aux confins d’une excellence construite, maitrisée et vénérée par tous.
Il leur faut tout larguer : veaux, vaches, cochons, couvée. Les couteaux à bois dérapent dans les ateliers, ça grince dans les chaumières et le conte de fées finit en comptes à rendre. Salomé a craqué pour Jean-Baptiste : elle veut le tout, choisi, emballé c’est pesé, bien vivant et en bon état avec le « je vous en remets un p’tit peu ? » si possible. Les voilà qui roulent en roucoulant dans la paille alors qu’au foyer, la cendre s’éteint et les larmes de suie dégoulinent sur la belle cheminée en pierres de Bourgogne. Pleurs et grincements de dents tourneboulent les certitudes qui volent en éclats. Si l’amour s’expose soudain à tout vent, le glamour, lui, reste au placard des Angelina et des Brad. Le peuple est sur le cul, sans tête, sans père, sans guide et croyez-moi, elle, on la lapiderait bien, celle par qui le scandale est arrivé et qui s’en fiche comme de sa première petite culotte. Et voici la suite : ils se marièrent envers et contre tous et eurent encore un enfant, ajoutant aux sept à lui et aux trois à elle, celui nécessaire pour former une équipe de football.
Ainsi font, font les petites marionnettes. Comme à l’accoutumée, je n’ai pas lu, j’ai dévoré. Puis, j’ai lu et relu. En essayant de répondre à une question qui, depuis, ne cesse de me tarauder. Serais-tu passée de la chronique à la nouvelle ? Le bourgmestre de ton récit est-il celui, que nous connaissons, qui est le tien et le mien ou un être rêvé issu de ton imagination fantasque et débridée ? Est-ce de la réalité ou du roman ? […] Et donc, me voilà Gros-Jean comme devant, incapable de discerner le réel de l’imaginaire. Ainsi va le théâtre de la vie. Ainsi font, font les petites marionnettes. Etienne (pas) de LLN (mais presque).
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Comme histoire de St.Valentin c’est parfait.merci Anne.
J’en profite pour te dire que tes illustrations, je les aime aussi!
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Bon ça
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Encore un bon petit moment de lecture ! Merci, Anne. Tu écris bien et ton imagination est foisonnante ! Marie-Charlotte
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Vraiment excellent !!!!
bravo
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1-0 donc, mais au final, la coupe est pleine.
Fameux tireur ce JB.
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